mardi 17 juillet 2007
One Two Two.
Le One.
Un immeuble sans charme, qui se fond dans le paysage du quartier des grands magasins parisiens, à deux pas des Galeries Lafayette, dans une rue anonyme.
Comment imaginer qu'avant guerre, cet immeuble fut un lieu "à la mode" ? En 1938, le One-Two-Two est connu du Tout-Paris de la nuit. Situé au 122 rue de Provence dans le 9e arrondissement, le One-Two-Two est peut-être alors le bordel le plus célèbre de la capitale.
C'est aussi sans doute l'un des plus effrontément luxueux. Installé dans un immeuble de trois étages, ancien hôtel particulier de Murat, il est surélevé de quatre étages par Marcel Jamet en 1933 : sept étages imposants aux volets blancs toujours clos...
Voici comment Fabienne Jamet, maîtresse des lieux, décrit le One-Two-Two, la plus célèbre "maison" de Paris, avec le Sphinx et le Chabanais...
"Quand la porte s'était refermée - il y avait toujours un court temps d'attente après chaque entrée - le visiteur se trouvait seul dans un grand hall brillamment illuminé. Au fond, un escalier monumental, recouvert d'un épais chemin de laine, à côté, un ascenseur aux vitres opaques et quatre guérites qui flanquaient ces départs vers les étages supérieurs. L'homme faisait quelques pas dans l'entrée. Une dame en petite robe noire - toute en sourire - surgissait de nulle part.
- Si Monsieur veut patienter quelques instants.
Puis elle le précédait vers l'une des guérites et en refermait la porte sur lui. On aurait pu se croire au confessionnal, d'autant que des bruits de pas, feutrés par les tapis, augmentaient cette sensation de solitude propice au recueillement. Des chuchotements. La dame en noir réapparaissait :
- Si Monsieur veut bien me suivre au salon de choix.
Il sortait de sa retraite, le temps d'un regard pour les guérites où d'autres candidats devaient sans aucun doute patienter, et suivait son guide.
L'ayant précédé jusqu'à une grande pièce, elle s'effaçait. Quel homme n'a pas rêvé de trente jeunes filles en fleur offertes à son bon plaisir ? Eh bien, là, soudain, le phantasme devenait réalité.
Imaginez un gigantesque salon circulaire dont le parquet était recouvert d'un tapis vert imitant la mousse, entouré de colonnades montant vers un vélum, ébauche de temple grec. Dans chaque intervalle, un socle éclairé par un projecteur. Sur chacun des supports, une femme, mince ou bien en chair, grande, parée, en robe du soir, figée comme une statue, épaules nues, un sein parfois totalement à découvert. D'autres jeunes personnes étaient assises sur la mousse, leurs jupes gracieusement étalées en corolle. Tissus rouges, roses, bleus, jaunes. Lumières. Peaux blanches. Bras nus. Maquillages éclatants. Longue jambe gainée de soie que découvrait une jupe fendue. Seins dressés. Merveilleux déjeuner de campagne. Il en venait à l'homme une moiteur aux mains et une excitation soudaine.
Derrière lui, la dame en noir sussurait :
- Monsieur a fait son choix ?
Un instant, un désir boulimique l'envahissait. Toutes. Et puis, la raison l'emportait. Il lui aurait fallu les forces d'un Hercule. Il n'était, hélas, qu'un homme. Après un long regard pour la fresque champêtre, peinte tout au long des murs, qui encerclait ces étranges et délicieuses bergères sans troupeaux - des feuillages, tombant artistiquement du plafond, accentuaient le caractère bucolique de l'ensemble -, sa main se tendait vers l'un des corps offerts.
La gouvernante faisait un signe à la jeune femme qui immédiatement s'avançait, le sourire aux lèvres, sa robe longue détaillant dans sa marche des rondeurs appétissantes.
- Bonjour, ami.
Elle lui prenait la main. En toile de fond, ses compagnes gardaient la pose. Mannequins de chair que seul un désir d'homme semblait pouvoir animer. Ces femmes figées en robe du soir au coeur de ce décor de paysage d'Arcadie que n'aurait pas renié Nicolas Poussin.
L'ascenseur emportait le trio vers les étages supérieurs. Au premier, la porte de la cabine s'ouvrait sur une rieuse invitation au bonheur. Des marquises Louis XV, en robes à panier rose, bleu pâle ou gris tendre, allaient vers une gondole qu'un marin tenait amarrée aux marches du quai. L'une d'elles, déjà à bord, le visage masqué par un loup, leur tendait la main. La lagune de Venise, une mer bleu-vert, un ciel glauque, des vols d'oiseaux marins dans la brume enveloppaient ce départ pour la fête.
- Monsieur a peut-être retenu l'une de nos chambres ?"
(...)
A travers cette atmosphère chaude et animée, les pensionnaires de la maison, en robes longues et moulantes, allaient et venaient, prêtes à servir de compagne à la demande. Tout n'était qu'animation et gaieté. Il y avait du monde partout, au salon Mousquetaire, au Maple, décoré de meubles anglais, ou au petit bar. Des amitiés naissaient. Des habitudes :
- On venait dans un club.
L'amour était la toile de fond d'un monde apaisé et heureux. Les soucis restaient à la porte ou fondaient sur un sourire, l'éclat d'une peau, le pétillement du champagne dans les coupes, la grâce d'un corps.
Tard dans la nuit ou à l'aube, vous repartiez, mais, remontant la rue de Provence, soudain, vous vous sentiez très seul.
Et puis voilà, un jour d'octobre 1946 - le ciel devait être très bas et pluvieux -, les lumières s'éteignirent, les rires se cassèrent, les jeunes femmes ne revinrent plus et pour la première fois au 122, rue de Provence, les volets s'ouvrirent. "Cachez ce sein que je ne saurais voir." Des Tartuffes avaient décidé la fermeture des "maisons". Belles âmes sans reproches, incapables de faiblesse humaine...
Le One Two Two n'existait plus.
Une époque se terminait. Où pourrions-nous aller ce soir, à Paris ?
L'immeuble est aujourd'hui le même. Il est occupé par le Syndicat des Cuirs et Peaux de France."
Source : Chimères (Carole, Janvier 2004 d’après les souvenirs de Fabienne Jamet).
Intégralité de l’article avec jolies photos d’époque : ici.
La ligue précise qu'il s'agit du 122 rue de Provence et non du 122 rue Marcadet.
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