240. C’est le nombre de fichiers que l’on peut enregistrer sur un
shuffle.
240. C’est le nombre de morceaux que vous devez sélectionner pour inscrire dans le chrome la bande originale de votre quotidien palpitant.
Rester sur shuffle, c’est accepter que le hasard d’une puce digitale vous impose sa loi sonore.
240, c’est peu. Mais c’est trop pour ne jamais zapper sur la plage suivante, même si ce n’est pas du jeu. Parfois il y a des titres qu’on a vraiment envie de sauter. Juste parce que ce n’est pas le moment, ou parce qu’on a pas eu le temps de remplacer un morceau dépassé pour le remplacer par un nouvel élu (240 morceaux : les places sont chères), ou simplement parce qu’il faut parfois rappeler à la machine qui est le patron.
Mais il faut savoir s’imposer des limites. Ne jamais zapper deux fois à la suite : c’est ma règle. Parce que nous devons parfois souffrir pour assumer nos choix, quitte à subir trois ou quatre minutes de torture musicale, imposées par le shuffle et par celui qui était moi (ce moi qui a osé programmer ce titre moisi dans cette compilation que se voulait idéale).
14h25, c’est le moment.
48°51’07.20N 2°22’06.38E, c’est l’endroit. Station Bastille. Le quai de la ligne 1. Un court passage à ciel ouvert pour s’inquiéter de la météo et admirer les bateaux sur le canal.
Le déjeuner s’est éternisé et je suis pressé de regagner la base enterrée, à un bond de métro d'ici.
Le réseau. C’est comme ça que nous appelons ces endroits. Les couloirs, les escaliers, les tunnels. Des lieux de transit confinés, où dans leur concentration excessive les corps et les âmes se croisent à grande vitesse. Conjonctions d’un nano-instant t, inexistantes à t-1 et définitivement envolées à t+1. Dans cet étrange réacteur, les destins qui s’imbriquent et s’entrechoquent créent une énergie particulière. Une énergie que vous avez forcément déjà ressentie.
Ici plus qu’ailleurs, le hasard a son mot à dire.
Eso te paso por no saber que todo tiene su precio, atrevido. Eso te paso por no sabe, atrevido.
Le premier signal vient du shuffle.
Orishas.
Atrevido, un morceau servi par le random, qui, isolé, n’aurait rien d’un message. Mais c’est à ce moment que je le croise.
Un succube tout droit sorti d’un bestiaire moyenâgeux. Un concentré de luxure enfermé de un corps modifié, plus voluptueux que celui d’une femme. Ses traits indiens se cachent péniblement derrière l’expérience ratée d’un plasticien clandestin certainement rayé depuis longtemps des listes officielles (même dans le pays du tiers-monde où ce vilain charcutage a dû avoir lieu).
J’aurais pu le croire importé des bords de l’Amazone, mais un tatouage lui barre le bas des reins en lettres gothiques pour affirmer son appellation d’origine contrôlée de pur produit des caraïbes.
Santero.
Santero…
Que viennent faire ici ces relents de magie cubaine ? S’agit-il d’une manifestation de l’énergie des destins et du hasard produite par le réseau, représentée pour l’occasion par les divinités de la santeria ? Si ces signes sont l’œuvre d’Eleggua pourquoi les adresse-t-il de manière si individuelle vers ma modeste personne ? A moins que d’autres shuffles ne se soient mis à jouer des morceaux du même groupe sur le trajet du cubain tatoué ?
Le trans me jette un regard emprunt de lubricité. Je l’ai tellement détaillé qu’il doit me prendre pour un de ces amateurs de surprises velues. Je le sens prêt à négocier, mais je le décourage d’un geste poli et discret.
J’ai lu
quelque part que les orishas avait depuis longtemps pris possession d’internet. Apparemment, la santeria a étendu son influence sur cet autre réseau, peut-être par le biais des relais wifi. Qui sait ?
Désormais, avant de vous asseoir dans le métro, vérifiez bien qu’il n’y ait pas un poulet décapité sous votre siège. C’est plus prudent.